«Depuis près de 30 ans, l'Est congolais est en proie aux violences en raison de la présence de nombreux groupes armés dans l'indifférence quasi totale de la communauté internationale»… les mots sont du président congolais Félix Tshisekedi le 10 décembre dernier, dénonçant une nouvelle fois le Rwanda voisin, accusé d’armer le groupe rebelle M23.
L’Est de la RDC est en effet le théatre d’exactions quotidiennes. Fin novembre, un massacre a eu lieu dans les villages de Kishihe et Bambo. Selon l’Onu au moins 131 civils auraient été abattus. Mais le bilan pourrait être de plus de 300 morts. Le Pape François, qui se rendra fin janvier dans le pays ne fera pas l’étape de Goma en raison de la situation sécuritaire sur place. Le Saint-Père ne craint pas pour sa propre sécurité , mais pour celle des foules qui avaient prévu de le voir.
La situation est devenue intenable selon le cardinal Fridolin Ambongo Besungu, archevêque de Kinhasa, la capitale congolaise. Présent au Vatican début décembre pour participer à la réunion du Conseil des cardinaux, il est passé dans les studios de Radio Vatican pour dénoncer l’indifférence et l’impuissance de la communauté internationale dans ce conflit qui ravage son pays.
Nous sommes très attristés par la situation récurrente à l'Est du Congo, qui dure pratiquement depuis au moins trois décennies, de groupes armés qu'on n'arrivait pas à maîtriser. Il y a des groupes qui sont plus sanguinaires que les autres, comme les ADF dans les diocèses de Beni-Butembo et actuellement avec ce qui se passe autour de Goma, avec le M23. Et malheureusement, d'après les informations de sources sûres que nous recevons, ce mouvement est soutenu par le Rwanda, voire par l'Ouganda pour semer la mort. Nous ne comprenons pas vraiment ce qui se passe parce que si c'est un conflit lié à des questions de nationalités ou de droits d'un peuple, il y a un autre cadre pour aborder ce genre de problème. On se retrouve autour d'une table, on discute, on se met d'accord, on trouve une solution, au lieu de passer du temps à massacrer de paisibles citoyens.
Nous avons reçu il y a quelques jours la nouvelle du massacre de Kishishe. Certains parlent de 300 morts, c'est inacceptable ! Nous nous posons la question et ce sont tous les évêques du Congo qui se posent la question: jusqu'à quand cette tuerie va continuer?
Que peut faire, que doit faire la communauté internationale pour faire en sorte que cette situation s’apaise?
En tant que pasteurs du Congo vivant aux côtés de notre peuple, nous avons fait le triste constat que la communauté internationale est complice dans ce qui s'est passé à l'Est, pour la simple raison que tout le monde sait ce qui se passe. Mais on fait semblant de ne pas voir. La réalité est là pour nous en tant que pasteur. C'est vraiment triste pour un peuple qui souffre. Nous avons même l'impression que toute la communauté internationale représentée par la Monusco au Congo, est impuissante devant la force de M23 soutenue par le Rwanda. C'est incroyable, inimaginable!
La Monusco, rappelons-le, qui est la force de l'ONU, représentée par plusieurs pays, cette force ne sert à rien, nous dites-vous?
Mais c'est l'impression que donne la Monusco, qui a même avoué son impuissance devant le M23. Le M23 possède des armes plus sophistiquées qu'elle, et elle ne peut rien faire contre lui, allez y comprendre quelque chose…Toutes les Nations Unies réunies et qui sont impuissantes devant un petit groupe d'hommes armés, c'est incompréhensible. C'est là que nous disons: tout le monde le sait, tout le monde voit ce qui se passe, mais on préfère jouer à la politique de l'autruche, et cela, pour le peuple congolais, c'est inacceptable.
Il y a aussi d'autres, d'autres conflits et notamment des conflits intercommunautaires qui touchent l'ouest de la République démocratique du Congo jusqu'à la capitale Kinshasa. Il y a quelques mois, vous aviez déjà élevé la voix contre ces violences. Craignez-vous que ce conflit ne s’étende?
Moi-même, j'ai fait deux visites dans le territoire de Bakmouth parce que c'est là que le conflit a commencé. C'est un conflit en fait assez simple autour de la gestion des terres, entre le peuple qui historiquement habite ces territoires, le peuple téké. Il a comme habitude de vendre des hectares à d'autres peuples qui viennent faire de l'agriculture, et le conflit se fait autour de la gestion de ces terres. J'ai attiré l'attention sur l'erreur qu'on commettrait en présentant ce conflit comme un conflit entre les deux communautés, Téké et Yaka. Il s'agit tout simplement d'une question de terres, une question de redevances qu'on devait au peuple téké.
En analysant cette question en profondeur, nous sommes arrivés à la conclusion que cela arrive parce que l'État congolais est démissionnaire, l'État est absent dans cette partie du pays et naturellement là où l'État est absent, il y a d'autres forces qui prennent le pouvoir et pour le moment, c'est des bandes de voyous qui sont partis pour travailler dans les champs, qui profitent de ces désordres pour semer la mort et semer la désolation. La solution est très simple: il suffit que l'État aille là-bas. La présence des militaires, la présence de policiers, cela suffirait pour mettre de l'ordre.
Il y a un mois, les évêques du Congo, les évêques de la CENCO se sont réunis pour leur assemblée plénière extraordinaire. À l'issue de cette rencontre, vous avez publié une déclaration très vive. « Notre pays est en danger », écriviez-vous. Vous invitiez aussi justement les acteurs politiques, les responsables politiques à prendre leurs responsabilités. Qu'est-ce que cela veut dire ?
L'épiscopat congolais a toujours joué un rôle prophétique en République Démocratique du Congo. Le risque de balkanisation de notre pays a toujours été un thème pour les évêques du Congo quand ils se réunissent. Maintenant, avec la recrudescence des conflits à l'Est, surtout avec le M23, nous avons la nette conviction qu'il y a des forces extérieures qui veulent vraiment morceler notre pays en petits États. Voilà pourquoi les évêques, dans leur mission prophétique, lorsqu'ils se sont réunis en assemblée plénière extraordinaire, ont écrit un message au peuple au titre combien évocateur: «l'heure est grave». Effectivement, l'heure est grave au Congo.
C'est pourquoi les évêques non seulement ont envoyé ce message, mais ils ont aussi invité tout le peuple congolais, en commençant par les fidèles catholiques, à marcher, à se tenir debout pour crier leur rejet total de ce projet de balkanisation de notre pays, pour crier leur ras le bol devant la recrudescence des conflits à l'Est, avec des morts tout le temps.
Je suis particulièrement heureux de constater que dimanche dernier (le 4 décembre, ndlr), à travers tous les diocèses du pays, à travers toutes les grandes villes, il y a eu des manifestations non seulement de catholiques, mais aussi de protestants, de tous les hommes et les femmes de bonne volonté qui ont bien voulu répondre à l'appel des évêques. Nous espérons que cette marche pourra porter du fruit et ramener des gens à la raison.
Aujourd'hui, la nation congolaise est en danger?
Nous croyons que la nation congolaise est en danger et nous avons l'impression que du côté du Congo, on ne prend pas suffisamment la mesure de ce danger qui pointe à l'horizon. Moi, je suis archevêque de Kinshasa, je vis à Kinshasa, et je n'ai parfois pas l'impression que les tenants du pouvoir se préoccupent davantage de ce qui se passe à l'Est. On se querelle autour de questions secondaires, autour du partage du pouvoir, du partage de profits alors que le pays brûle à l'Est.
Nous espérons, à la faveur de cette marche qui vient de se dérouler, qu'il y aura une sorte de front commun pour mieux présenter la cause du Congo et aider le pays à regarder sa réalité en face. Parce que nous le disons toujours: si tout cela nous arrive, c’est que nous y sommes pour quelque chose, c'est aussi de notre faute. Nous n'avons pas été capables, en tant que pays, en tant que gouvernement, de mieux nous organiser et de mieux défendre la cause de notre peuple. J'ai même l'impression que certains de nos compatriotes jouent le jeu de l'ennemi et à la fin, c'est le petit peuple qui paie le prix le plus cher, comme maintenant à Kishishe.
Quand vous dites «jouent le jeu de l'ennemi», à quoi pensez-vous?
Il y en a qui se laissent facilement acheter. La corruption chez nous a atteint un tel point que devant l'argent, le Congolais ne résiste pas. Surtout, ceux qui sont en situation de pouvoir, ceux qui sont chargés de veiller à la sécurité du pays, le contrôle, et assurer la protection collective du peuple. Quand quelqu'un vient avec un peu d'argent, tout de suite il cède, et les conséquences, c'est ce que nous payons aujourd’hui.
Il faut moraliser la vie politique, recréer une nouvelle culture politique au sein des élites? Qu'est-ce qu'il faudrait changer selon vous?
Le grand problème du Congo, c'est l'homme congolais. Nous l'avons toujours dit: si le Congo est malade aujourd'hui, c'est parce que l'homme congolais est malade, c'est à dire qu’il a perdu le sens des valeurs. Il y a eu comme un renversement de valeurs. Tout le monde court derrière le pouvoir, surtout le pouvoir politique qui est devenu l'unique métier que tout le monde désire. Au Congo, tout le monde veut faire de la politique. Ainsi, on a tout abandonné l'économie, le social… tout le reste ne compte pas, seulement la politique !
Pour y accéder, on est prêt à jouer les jeux de compromission, de corruption, pourvu qu'on soit au pouvoir. Et à cause de ça, la corruption a atteint un tel point que notre justice en souffre aujourd'hui. Dans un pays qui n'a pas une justice organisée, où un peuple ne peut pas compter sur la justice, naturellement, le vivre ensemble devient impossible.
2023 va être une année importante, une année électorale, avec la présidentielle. Qu'attendez-vous de cette échéance? La CENCO, on s'en souvient avait dénoncé des instrumentalisations lors du scrutin précédent…
Premièrement, ces élections ne dépendent pas de la volonté de la CENCO. Elles se tiendront conformément à la Constitution du pays. Nous avons vécu ce que nous avons vécu pendant le choix des animateurs de la Commission électorale nationale indépendante, la Ceni. Mais cela ne nous empêche pas de continuer à jouer notre rôle, c'est-à-dire la CENCO, l'Église catholique et heureusement aussi l'Église protestante. Nous n'avons pas un rôle à jouer dans la CENI. Notre rôle est d’être du côté de la société civile, c'est-à-dire l'observation électorale et nous serons là pour jouer notre rôle d'observateur électoral. Nous espérons que les élections se passeront dans de meilleures conditions, de telle sorte que le meilleur candidat élu par le peuple soit proclamé et qu'il puisse présider à la destinée de notre pays.
Source : vaticannews