La pratique missionnaire

Se joindre à l'action de Dieu dans le monde.

Si Dieu aime tous les hommes, s'il est présent au milieu des nations opérant son "propre travail", qui n'est rien de moins que le salut de l'humanité, si à la fin des temps éclatera dans toute sa splendeur le rassemblement des nations et que deviendra manifeste le Royaume préparé depuis la fondation du monde, alors quel sens prend notre vie missionnaire? Si Dieu aime ensemble les chrétiens comme chrétiens, les juifs comme juifs, les musulmans comme musulmans, les païens comme païens, les uns et les autres dans leur situation propre, alors pourquoi proclamer l'Evangile? Dans la vie courante, l'objection à la mission s'exprime souvent de la façon suivante: chacun a sa manière de rejoindre Dieu ou de répondre à son amour (à chacun sa religion: le concile n'a-t-il pas reconnu la valeur de toutes les religions comme des voies de salut). Le P. Beauchamp a écrit quelque part que la parole de Dieu est une parole à plusieurs voix dont il faut postuler l'harmonie ultime. Il y a une voix qui proclame que Dieu aime tous les hommes et qu'il veut le salut de tous; il y a une autre voix confiée aux disciples leur demandant de faire des disciples de toutes les nations.

Il y a un texte étonnant de s. Augustin qui dit:

"La substance de ce que nous appelons aujourd'hui Christianisme existait déjà chez les anciens et elle était présente dès les premiers temps de l'humanité. Finalement, lorsque le Christ apparut dans notre chair, on commença à appeler, religion chrétienne ce qui existait depuis toujours".

Devant une telle question, deux options m'apparaissent se présenter :

  • Il y a ce que nous pourrions appeler la "dé-mission". En mettant l'accent sur le fait que Jésus n'est pas allé aux païens, en mettant aussi l'accent sur la valeur positive et salvifique des religions, ne convient-il pas de conclure: "chacun chez soi et que chacun serve Dieu dans la voie qui est la sienne". Pourquoi nous estimerions-nous meilleurs que les autres? Notre engagement missionnaire ne serait-il pas un impérialisme spirituel devenu insupportable dans un monde qui reconnaît de plus en plus la diversité - même la diversité spirituelle - comme une richesse? Toute la littérature New Age va dans ce sens.  Il y a quelques années, un journaliste canadien, dans une interview d'un jeune missionnaire lui disait: "Vous dites que votre religion est la meilleure, la bonne; mais tous les adeptes de n'importe quelle religion sur terre dit la même chose. S'ils n'étaient pas convaincus de cela, ils changeraient de religion. Ce journaliste concluait son intervention par une dernière question: Comment est-ce que vous justifiez votre prétention à l'universelle? Essayons, disait-il, d'imaginer comment nous réagirions ici chez nous, si débarquaient des missionnaires musulmans très actifs et pleinement convaincus que l'Islam est la seule vraie religion, qu'ils commençaient à construire des mosquées... comment réagirions-nous si nous apprenions que beaucoup de nôtres se convertissent à l'islam?
  • La deuxième option consiste à réajuster notre agir missionnaire à la conception de la mission qui se dégage de la Parole de Dieu. Partons si vous le voulez de ce que l'on appelle communément la charte de la mission, dans la finale de l'Evangile de Mt. La lecture courante de ces versets, liée à une certaine conception de l'Église militante, met l'accent sur le mandat missionnaire et fait de l'activité missionnaire la note dominante de ce texte. On donne couramment une lecture semi-pélagienne de ce texte en privilégiant l'intervention humaine aux dépends de la puissance du Christ ressuscité. Inconsciemment, s'en suit presque inévitablement une appréciation humaine de la mission. Nous sommes encore souvent tributaires d'une missiologie de type "activiste". Nos "récits" missionnaires, à peu d'exceptions près, relèvent de ce type de missiologie. La mission devient une activité spécialisée, laissée à quelques volontaires audacieux dont tous louent le courage et dont on se souvient une fois l'an lors de la quête du dimanche des missions. Le verset 20, qui est probablement le verset clé de ce texte, ne devient plus alors qu’une promesse consolante du Christ pour soutenir l'œuvre de ses apôtres. Selon cette lecture, marquée par une certaine pratique missionnaire, c'est comme si le Christ avait dit: "allez, et puis moi je serai avec vous jusqu'à la fin des siècles". Le Christ serait donc là seulement comme un compagnon qui peut, éventuellement, donner un petit coup de pouce devant l'énorme tâche qui est celle de partir convertir les nations. Or, le "je suis avec vous" n'est pas subordonné à l'envoi en mission, comme si le Christ ressuscité promettait d'être là simplement pour seconder le travail missionnaire qui serait notre œuvre. La présence du Christ ne se subordonne pas à la mission: elle la domine. C'est le Christ glorieux qui rassemble les nations. En d'autres mots, la mission n'est pas une activité que l'on exercerait à propos de Jésus, avec l'aide bienveillante de ce dernier.  Or ce n'est pas l'évangélisateur qui porte l'Evangile, mais c'est l'Evangile qui doit porter l'évangélisateur. "Vous n'êtes que de simples serviteurs (pas traduire par inutiles) dans la parabole du serviteur qui entre des champs (Lc 17, 7-10)

Alors comment concevoir la mission ?

D'abord, la mission n'est pas quelque chose que l'Église fait. C'est un mouvement auquel l'Église doit participer si elle veut être fidèle à sa vocation de communauté de Jésus. Sa vocation est de se joindre à l'action de Dieu  dans le monde (S. Paul parlera de co-constructeur, collaborateur: cum laborare). L'être de l'Église est caractérisé par la participation à l'histoire de Dieu avec le monde. Ce n'est pas l'Église qui doit remplir une mission de salut envers le monde. C'est la mission du Fils et de l'Esprit envoyés par le Père qui possède l'Église. Pérégrinant, chemin faisant, sur sa route, l'Église permet à Dieu de faire éclore des communautés de disciples qui rayonnent le projet de salut de Dieu, pleinement dévoilé en Jésus-Christ, comme dit s. Paul. (lire Ep 3). La première exigence missionnaire c'est d'être la communauté des disciples de Jésus. Le premier rôle des églises locales est de se tenir "devant le monde" comme une communauté de disciples.

Moltmann dit cela admirablement: "L'Église doit se tenir pour Dieu devant le monde et pour le monde devant Dieu". C'est pourquoi, d'une part, devant Dieu, l'Église, comme communauté de disciples, est appelée à réfléchir sur sa vie, ses formes de vie, sa parole, son silence, ses actions, ses omissions.  D'autre part, elle doit aussi rendre compte devant les hommes; elle doit réfléchir devant les hommes sur ce qu'elle est, sur l'expression que sa vie prend devant le monde. Là où le Christ règne seul et où l'Église n'écoute que sa voix, là l'Église parvient à sa vérité, c'est là qu'elle devient libre, c'est là qu'elle devient ferment dans le monde et c'est là qu'elle devient signe de la libération que Dieu apporte au monde. Dans un très beau petit livre sur s. Jean de la Croix [1], le P. carme Iain Matthew écrit que le "rôle de l'Église n'est pas de faire de la simple maintenance mais d'être transformant". Si l'Église attire des gens sans en même temps les transformer, si elle en fait des adhérents sans les assimiler à la vie de Jésus, alors elle ne fait que s'affaiblir par son accroissement, se diminuer par son augmentation. Ainsi, la mission comprend la totalité de l'Église. C'est toute l'Église qui, par sa ferveur évangélique, par son souci d'être la communauté que Jésus a voulu qu'elle soit,  qui devient missionnaire et rayonnante. La mission concerne la totalité de l'Église, pas seulement certains de ses membres envoyés par elle. 

La mission c'est d'abord Jésus ressuscité qui, mystérieusement, dans le témoignage de siens, réalise maintenant en germe le rassemblement des nations. Par le témoignage des siens se réalise en germe, dans l'éclosion de petites communautés de disciples, ce qui va éclater en plénitude à la fin des temps; le rassemblement de toutes les nations, pour qui le royaume a été préparé de toute éternité. Le royaume qui vient est présent dans l'histoire comme ce règne libérateur de Dieu, cette force de salut comme dit s. Paul en Rm 1,16-17, cette force de Dieu qui devient manifeste dans la vie des siens. Pour reprendre le titre d'un livre célèbre [2] , dans la mission, c'est "l'affaire Jésus" qui continue. La mission c'est une partie de cet accomplissement final vers lequel le monde est en marche. C'est Dieu qui est en train de faire advenir, de faire aboutir le monde qu'il a créé et nous, nous sommes des témoins de cela. Par notre engagement, Dieu nous donne la grâce de pouvoir collaborer à la venue de cette heure. Mgr Tessier, dans son livre sur la mission [3] parle de jeunes chrétiens venus des Philippines travaillant en Arabie Saoudite en plein milieu islamique dur. Ils forment de petites cellules chrétiennes très vivantes qui deviennent comme un pôle d'attraction pour les musulmans. Cela se fait sans aucune prédication, il n'y a pas de prêtre avec eux. Ils ne construisent pas d'églises, ils n'ont aucune infrastructure. C'est par leur vie, par le témoignage d'un évangile pris au sérieux qu'ils deviennent vraiment ferment dans la pâte, qu'ils sont ce que Jésus veut que les siens soient dans le monde. Ils vivent l'Evangile au milieu du monde. Ils sont vraiment ce germe que Dieu veut présent au milieu des nations. C'est alors que le royaume de Dieu donne, déjà dans ce monde, des signes de sa présence, dans la communauté de ceux et celles qui se sont placés sous la mouvance de l'Evangile. Tout ce que sont, tout ce que font les disciples de Jésus, ils le sont et le font par Jésus. Par leur confession de foi, leur existence et leurs actions, l'humanité, les religions et les sociétés, quelles qu'elles soient, sont appelés à s'ouvrir au royaume de Dieu, aux valeurs du royaume déjà à l'œuvre au cœur du monde.  Le royaume de Dieu, c'est l'action de Dieu au cœur du monde qui fait progresser le monde vers cet accomplissement final, vers ce royaume que Dieu a préparé depuis le commencement du monde. Les communautés chrétiennes qui naissent attestent que le royaume de Dieu a une certaine visibilité dans l'histoire. Ainsi, se révèle, d'une manière provisoire et visible, ce qui se révélera un jour définitivement dans la parousie du Christ. Dans l'évangélisation du monde, l'avenir est présent d'une certaine manière. C'est le royaume déjà là mais encore à venir. Que l'Evangile du Christ soit annoncé au monde entier, c'est ce qui fait déjà partie du commencement de cet avenir où Dieu sera tout en tous. 


  

[1]MATTHEW, I., The Impact of God, London 1995, p.60
[2]GUILLEMIN, H., L'affaire Jésus
[3]TESSIER, H. La mission de l'Eglise, Paris 1985